Commission Culture et Patrimoine de la Fédération Française de Cyclotourisme

COLLECTION "MÉMOIRE LITTÉRAIRE DU CYCLOTOURISME" - Opus 4
Version numérique

Paul CURTET - Par les routes et les chemins...

photo du col de la Charmette
Col de la Charmette par B. Chanas


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1 - GRENOBLE VILLAGE ET QUELQUES PROMENADES AUTOUR
(1924 - 1970)

    Le col de la Charmette est le premier col muletier que j’ai franchi . C’était en 1924, à une époque où la campagne était parfois dans Grenoble même. C’est ainsi que mon vélociste (mais le mot n’existait pas encore) avait sa petite baraque en pleine verdure. Il faut cependant reconnaître que cette verdure était d’assez mauvais aloi. Il s’agissait de l’herbe recouvrant les fortifications. Aujourd’hui, tout est englouti par de grands ensembles et, dans un premier temps, les “ fortifs ” devaient disparaître dès l ‘année suivante pour faire place à l’Exposition de la Houille Blanche et du Tourisme.

     Ces mêmes fortifications, un peu plus à l’Est, avaient encore un usage pastoral. Un vieux berger, nommé Perrin, y menait paître ses moutons. C’était un personnage hirsute, au grand manteau, qui ressemblait plus aux bergers traditionnels que nos modernes pasteurs. Procédurier en diable et petit délinquant, il était souvent en conflit avec la justice. Celle-ci le traitait avec indulgence, un peu à cause du pittoresque du personnage, et surtout parce qu’il cherchait à attendrir ses juges en amenant au prétoire un petit agneau. Plus à l’Ouest et en bordure du Drac, il y avait des champs cultivés. Mais tout cela était rendu peu reposant par la proximité immédiate des fumées d’usines. Maintenant, c’est un énorme ensemble d’habitations appelé Porte de l’Ouest, et ma foi c’est peut-être mieux que l’ancien aspect hybride et malsain. J’ai vu également à Grenoble, tout près de l’ Ecole normale d’instituteurs, un moulin à eau qui fonctionnait encore au début des années vingt. Bien entendu, cette pseudo-campagne ne me suffisait pas, et cela me ramène au Col de la Charmette, cette apothéose de la forêt et de l’herbe. J’y étais allé avec deux camarades aujourd’hui disparus, et dans un état d’impréparation totale, ne sachant même pas jusqu’où nous pourrions rouler à vélo.

     Au début, on suit tout bonnement la route de Lyon jusqu’au Pont de Vence, puis celle de la Monta, village alors très prisé des Grenoblois qui y allaient généralement par le tramway. Après c’était la route du col extrêmement montueuse et ravinée. Le premier village rencontré était Proveyzieux, assez fréquenté lui aussi : on y montait à pied, au débarqué du tram. La vogue du village, due anciennement à sa colonisation par des peintres grenoblois, commençait à baisser. Un témoin de cette faveur subsiste : c’est l’inscription Hôtel Grand gousier toujours lisible sur une maison du village. Cette enseigne insolite avait pour cause une légende relative à Gargantua et Rabelais.

     Après Proveyzieux, la pente se calmait le long du Tenaison et jusqu’au Pont du Guâ. Puis, c’était le brutal raidillon de Pomarey (742 m). Heureusement, il y avait peu avant ce village une auberge où je me suis souvent arrêté et reposé. J’aimais converser avec sa propriétaire, une vieille femme qui ne recevait plus que quelques promeneurs. Elle avait autrefois connu une grande activité avec des banquets de quarante à cinquante couverts...

     En 1924, la route s’arrêtait à Pomarey. Au-delà, le sentier s’enfonçait dans la forêt. Il était assez mal signalé, et nous avions dû plus ou moins nous perdre, car le portage des vélos nous parut épuisant malgré notre jeunesse. Et le chalet du T.C.F. (1285 m) fut notre Terre Promise. Il est exact qu’il était fort plaisant dans sa clairière entourée de noirs sapins. Ancienne maison forestière, il faisait plus penser à une bergerie de Marie- Antoinette qu’à un hôtel.

     Côté Saint-Laurent du Pont, il y avait heureusement la route, très médiocre et dangereuse ; mais on s’envolait quand même.

     Un autre coin peu fréquenté des environs de Grenoble est Mont-Saint-Martin. Ici aussi, il faut suivre la route de Lyon jusqu’au Fontanil, village où il y avait également un arrêt du tramway, ce qui permettait aux courageux d’aller manger le fromage blanc à Mont-St-Martin. Le Fontanil a un cimetière planté de cyprès d’allure presque provençale. Il renferme la tombe d’un excellent “ comique troupier ” un peu oublié aujourd’hui : Bach. Il était le fils du colonel Pasquier, mais ses charges de la vie militaire avaient un côté bon enfant qui ne pouvait offusquer un officier de carrière. Il a crée des chansons célèbres : l’Ami Bidasse et surtout la fameuse Madelon, et tourné plusieurs film dont le train de 8h 47. Il avait choisi ce nom de Bach parce qu’il voulait un pseudonyme de musicien, monosyllabique autant que possible. Et ce fut Bach. Il ne faut surtout pas voir un sacrilège dans ce choix. Il y a évidemment un monde entre le “ Cantor ” et les grosses balourdises du répertoire “ comique troupier ”. Mais Bach les débitait avec tant de bonhomie qu’on peut l’absoudre sans hésitation.

     De Fontanil à Mont-Saint-Martin, il y a 5 km 300 de montée pour 550 mètres de dénivellation. Cela vous donne de suite une idée de la pente.

     Je les ai faits souvent ces cinq kilomètres trois cents de route, surtout pendant la dernière guerre. J’avais déniché là-haut un petit restaurant où l’on pouvait déjeuner convenablement et sans ticket. Je grappillais aussi quelques noix ou autres fruits suivant la saison. Ce restaurant a d’ailleurs disparu depuis longtemps, et à ce propos je ne puis m’empêcher de constater qu’en ces temps de famine on pouvait, mieux qu’à présent, trouver le gîte et le couvert dans des coins perdus. L’afflux des réfugiés avait fait fleurir des pensions improvisées en des endroits impossibles.

     Tous ces passages à Mont-Saint-Martin m’avaient permis de faire la connaissance du curé du pays. C’était un très vieil homme qui, un certain jour, me donna l’impression d’avoir complètement “ déménagé ”. En effet, il m’affirma avoir des communications télépathiques fréquentes avec des personnes habitant l’Australie. La télépathie passe encore, bien que je n’y crois guère, mais l’Australie !

     Je n’insistai pas, comme on fait avec un fou inoffensif. Cependant quelques années plus tard, je commençais à comprendre, grâce aux remous de l’ Affaire Finaly qui fit tant de bruit au lendemain de la guerre, et surtout à Grenoble. Il s’agissait d’enfants juifs, les frères Finaly qui avaient séjourné dans les environs de Grenoble et notamment à Mont- Saint-Martin. Ces enfants, qui étaient tout jeunes, avaient été baptisés et élevés dans la foi catholique par des bonnes sœurs bien intentionnées. Et cela avait provoqué, comme toujours en France, des polémiques interminables entre la droite et la gauche. De plus, on apprit que des parents des enfants les avaient emmenés avec eux en Australie. Les propos du bon curé se trouvaient ainsi justifié, télépathie à part, et l’énigme insoluble expliquée.

     Mont-Saint-Martin est un cul-de-sac, et je redescendais donc par la même route. On peut cependant à mi pente prendre à droite un chemin généralement cyclable qui mène au Couvent de Chalais. C’est ce que j’ai fait souvent. Cela ne monte pas très raide, encore qu’une fois j’y fus incommodé par une chaleur torride, bien que l’on fût un 13 Mai (les Saints de glace !). Et l’on arrive aux 927 mètres d’altitude du couvent par une majestueuse allée ombragée.

     Fondé en 1101 par des bénédictins, le prieuré devint une abbaye chef d’ordre, abandonné au 13e siècle pour Boscodon. Il fut ensuite une propriété des Chartreux, puis de Lacordaire qui y installa le tiers-ordre des Dominicains. Après, ce fut l’abandon jusqu’à ces dernières années où des religieuses vinrent l’occuper. Elles y fabriquent des biscuits extrêmement craquants (et sans beurre) que j’apprécie beaucoup. Les bâtiments actuels sont des 17e et 18e siècles, sans rien de moyenâgeux. Ils ont assez bonne allure sans être vraiment remarquables.

     On pourrait sortir de Chalais (comme d’ailleurs de Mont-Saint-Martin) par des cols muletiers qui mènent en Chartreuse. Je ne l’ai jamais fait, car lorsque j’y allais, c’était pour une sorte de retraite dans la nature, paisible et comme extra sportive. Je descendais donc par le col de Chalais (918 m) qui a le mérite d’être plus bas que le couvent, et j’atteignais facilement Voreppe, la route de Lyon et Grenoble, sur le goudron de bout en bout...