Commission Culture et Patrimoine de la Fédération Française de Cyclotourisme

Collection "MÉMOIRE LITTÉRAIRE DU CYCLOTOURISME" - Opus 4
Version numérique

Paul CURTET - Par les routes et les chemins...

photo de l'Aup du Seuil
L'Aup du Seuil
© Bernard Chanas


RETOUR

5 - L'AUP DU SEUIL (1830 m)
(1945)

    Ce passage n’est pas le plus élevé, il s’en faut, de tous ceux que j’ai franchis, mais il est incontestablement celui qui m’a fait la plus forte impression, tant par sa difficulté que par la beauté des paysages, beauté qui devait son caractère absolument unique à la magie des couleurs de l’automne. Aussi conseillerai-je le mois d’octobre pour cette traversée.
     Celle-ci avait déjà été faite par des cyclotouristes aixois, mais sans doute pas par le même chemin, et je ne sais si elle a été renouvelée par la voie que je décris, et notamment si les câbles existent encore. Voici donc l’itinéraire que je suivis, le 14 octobre 1945, en compagnie de cinq camarades grenoblois, itinéraire qui traverse la longue muraille dominant de près de 1800 mètres la vallée du Grésivaudan, et ceci entre Saint-Bernard du Touvet et Saint Pierre d’Entremont.
     Après Saint-Bernard, il faut prendre la route du hameau de Saint-Michel et, juste avant une laiterie, suivre un sentier qui se détache à gauche dans la prairie. Celle-ci dépassée, on s’engage dans une forêt très clairsemée pour déboucher à nouveau dans une prairie situé au pied d’un cirque de rochers. Le col se trouve au-dessus mais n’est pas encore visible. L’endroit est extrêmement impressionnant et presque angoissant, car on ne voit pas de corniche qui permette de gravir la falaise verticale. Finalement, on devine à gauche une amorce de sentier assez acrobatique, alors qu’à droite il n’y a pas d’issue. Cette ombre de sentier est très pénible à gravir avec le vélo sur l’épaule, et nous avions ruisselé de sueur sous le soleil d’octobre. Par bonheur, l’éclat des couleurs nous enchantait : les jaunes, ocres et rouges de la végétation et, au-dessus de nous, le bleu du ciel se détachant presque noir sur la blancheur de la falaise.
     Puis, ce sentier abrupt se transforme en escalier dont les marches sont des rondins de bois, et débouche sur un «sangle» relativement large, même pas vertigineux, et orienté carrément à droite. Tout s’arrangeait. Il restait juste un coup de collier à donner pour atteindre le col. Celui-ci est une brèche étroite, une sorte de couloir pierreux où l’on a élevé une croix. On y a une vue prodigieuse sur Belledonne, les Sept Laux, le Mont- Blanc, les Grandes-Rousses, la Vanoise. Et le soleil était brûlant dans l’air immobile. Il y a encore au voisinage une inscription romaine, mais je l’ignorais à l’époque.
     La descente est facile au début. C’est un petit alpage où l’on peut même rouler. Il y a une source tout près du col, puis le habert de Marcieu (1600 m) à environ dix minutes. De là, on se dirige franchement à droite dans le Lapiaz, puis le sentier - qui est fléché - entre en forêt et commence à descendre. Il faut parfois porter le vélo et, de temps à autre, une clairière, féerique sous l’éclairage d’automne, interrompt la forêt. On arrive ainsi à la bifurcation du pas de Tracarta (qui est l’itinéraire normal sans difficultés spéciales). Mais, pleins de présomption, nous avions pris la direction de ce qu’on appelle pompeusement le Pas de la Mort. Avant d’y arriver, il faut descendre un sentier très raide, jonché de feuilles mortes qui le rendent glissant. Et, après un virage vertigineux, je me rendis compte de ce qui nous attendait : à travers une trouée de feuillage, on apercevait l’abîme au bas d’une falaise verticale tapissée de pourpre et d’or par l’automne. Au fond de ce gouffre gisait le chalet de Saint-Même, minuscule, inaccessible et comme chimérique.
     Le plus difficile n’est sans doute pas ce fameux pas de la Mort. Ce n’est qu’une cheminée que l’on descend à l’aide d’une rampe scellée dans le roc, suivie d’une échelle de fer également scellée. Bien sûr, les vélos sont terriblement encombrants. Il faut se les faire passer à la chaîne à l’aide d’un peu de ficelle. C’est après ce passage délicat que le sentier se transforme brusquement en une étroite corniche suspendue à trois cents mètres au-dessus de l’abîme. Une rampe de fer aide à passer, mais peu après, le sentier semble escamoté : je le crus éboulé et je passai un fort mauvais moment. Heureusement, il reparaissait, bien frayé, quoique étroit et vertigineux. Mais la «soudure» fut difficile, et j’avoue que je fus aidé par des camarades plus adroits que moi.
     Après, ce fut presque facile, bien que le sentier restât vertigineux, avec deux passages délicats et rampes de fer à l’appui. La dernière difficulté - minuscule - fut le passage du Guiers sur un pont fait de trois sapins non équarris. Et ce fut le chalet de Saint-Même, puis la route carrossable. Celle-ci était fort raboteuse à l’époque, mais elle nous parut la plus lisse du monde après ces six heures de marche dans les cailloux, et en chaussures cyclistes.
     Le soir commençait à tomber, et les somptueuses couleurs de l’automne s’éteignirent. Mais, plus beau que l’or et la pourpre, le ciel devenait vert du coté de l’occident et les nuages passèrent au rose vif. Un souper improvisé à Saint-Pierre d’ Entremont termina cette journée mémorable. C’était un simple repas «de terrassier», mais il eut lieu dans une véritable exaltation, digne conclusion d’une randonnée insolite pimentée par le danger, et qui se déroula dans un éblouissement de lumière et de couleurs.
     Bien réconfortés, il nous restait pourtant 45 kilomètres de route pour rejoindre Grenoble. Ce retour se fit à la nuit, une nuit rendue transparente par la lune, et dans ce climat d’apaisement triomphant.
     Il me faut également citer les noms des amis qui m’accompagnaient et sans lesquels je n’aurai pu faire la traversée : Mme Marmounier, M.M. Marmounier, Cherfils, Verdier, Molina. .