Commission Culture et Patrimoine de la Fédération Française de Cyclotourisme

Collection "MÉMOIRE LITTÉRAIRE DU CYCLOTOURISME" - Opus 4
Version numérique

Paul CURTET - Par les routes et les chemins...

photo du col de Porte
Col de Porte
© Bernard Chanas


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6 - EN CHARTREUSE
(1925-1979)

    Pour bien connaître les multiples voies de communication de la Chartreuse, le mieux est d’en faire le tour en zigzags, en commençant par exemple par le plateau des Petites Roches, aux portes de Grenoble.
     Les Petites roches, c’est le premier étage des grands escarpements qui dominent la rive droite de l’Isère. Il y a plusieurs petites roches, séparées par les cassures des torrents qui viennent se précipiter dans l’Isère. Le deuxième étage est la Grande Roche qui n’est autre que la Dent de Crolles (2062 m). Ces deux “ étages ” ont, le premier, huit cents mètres de haut et le second, mille.
     On aborde ces redoutables falaises aux Eymes, à douze kilomètres au Nord-Est de Grenoble, dans ce Haut-Grésivaudan où les résidences secondaires supplantent de plus en plus les vieilles maisons de vignerons aux murs verdis de sulfate. Le premier kilomètre est le plus dur, un faux plat à 11% auquel succède une sinueuse route en corniche. Un tunnel a malheureusement remplacé un magnifique passage en encorbellement, trop souvent éboulé, et d’ailleurs toujours visible à droite du tunnel.
     Un peu avant Saint-Pancrasse s’élève la nouvelle route du col du Coq (1434 m). C’est une petite station d’été et d’hiver, au pied de la grande paroi de la Dent de Crolles. Il y a un refuge presque familial, “ la Bergerie ”, où l’on peut coucher et manger. C’est un authentique “ habert ” de Chartreuse où les bergers ont laissé leurs marques sur les tables rustiques. La route continue sur Saint-Hugues, tandis qu’un sentier facile mène au Col des Ayes (1538 m) et à Perquelin.
     Revenu à Saint-Pancrasse, on entamera le balcon de la Chartreuse qui s’étend sur près de vingt kilomètres, à environ mille mètres d’altitude. Les villages que l’on rencontre ont souvent gardé leurs maisons carrées aux toits d’ardoises à quatre versants, à côté des résidences et des chalets qui se sont multipliés. À Saint-Hilaire du Touvet, près de la gare d’arrivée du funiculaire, on aperçoit tout à coup le Mont - Blanc dans l’axe de la route, tandis qu’à droite les sommets de Belledonne paraissent à portée de la main. La vallée de l’Isère est simplement devinée, en sorte que l’on peut s’imaginer être à une hauteur prodigieuse. Pour la voir, il faut s’approcher du bord de la falaise, là où s’élancent les hommes aux ailes volantes. Sur la gauche, les grands bâtiments de cure dominent de cent mètres tout cet horizon.
     Vers Saint-Bernard, la Grande Roche s’abaisse progressivement. On peut la traverser à l’Aup du Seuil, étroite brèche à 1830 mètres d’altitude où la vue est immense. J’y suis passé, vélo sur le dos, et descendu sur Saint-Même par des sentiers vertigineux. C’est un merveilleux souvenir, mais ce n’est à conseiller qu’aux personnes averties.
     À Saint-Bernard, au lieu de redescendre dans la vallée, on continue à monter au col de Marcieu (1050 m) sur une petite route qui, en fin d’été, est jonchée de poires grises qu’il faut disputer aux abeilles. On est alors en forêt, et la vue n’est plus aussi belle. Les chalets de citadins deviennent moins nombreux que les maisons paysannes. Suivent la descente sur Ste Marie du Mont, une autre montée et enfin la longue descente. Quelques villages : Saint-Georges, le Grand et le Petit Saint-Marcel, puis la vue redevient de toute beauté sur le Mont Blanc, les Sept Laux et la vallée de l’Isère. En fin, voici Bellecombe (750 m) à l’aspect nettement savoyard, avec les ruines pittoresques de son château. À côté de l’église datée de 1680 il y a un belvédère fort bien placé.
     On laisse à droite la vallée et ses vignes des Abymes pour rejoindre la route du col de Granier au-dessus de La Palud. C’est à la vérité très dur. On en est récompensé par la vue du lac du Bourget, du Mont - Blanc et de la Vanoise, et aussi par l’agréable chalet-hôtel ducol (1164 m). On sait que le 24 novembre 1248, une partie du Granier (1930 m) s’est écroulée dans la plaine, tuant 5000 personnes et façonnant ces abîmes de Myans aux vins blancs réputés.
     La descente sur Entremont le Vieux, la montée au hameau des Déserts et au col de la Cluze se font dans un paysage verdoyant éminemment savoyard : de belles prairies, des chalets au milieu, des bouquets de sapins dont la bonne odeur s’exaspère au voisinage des scieries. Le col (1169 m) est assez resserré, mais il permet tout de même une vue surprenante du Mont Blanc, de la tête au pied.
     Au bas de la descente, Gorbel (842 m) est un village méconnu que je qualifierai volontiers de “ chartreusissime ”. Je me suis souvent arrêté à la terrasse ombragée de son café rustique. On pouvait y casser la croûte devant un merveilleux panorama dominant de haut les gorges du Frou. Le calme du lieu aidant, je crois bien que l’on y aurait paressé indéfiniment.
     En montant vers le col des Egaux, on voit de l’autre côté du Guiers-Vif le clocher de la Ruchère, le village au nom d’abeille. La vue s’élargit encore au col (958 m). Cette région si peu connue est presque une quintessence de la Chartreuse. De toutes parts, on voit des prairies, des haberts, des forêts, des parois calcaires, bref tout ce qui fait la séduction de la verte Chartreuse. On aperçoit même un coin du lac du Bourget. En approchant de Saint-Jean de Couz, la forêt de sapins s’éclaircit et ressemble davantage à une allée de parc.
     Au col de Couz (624 m) on atteint la N.6. Au Nord c’est la longue descente sur Chambery qui est triomphale lorsque vient le moment des arbres en fleurs. Au Sud, on tombe sur les Echelles, petite ville très passagère où subsistent des maisons anciennes. L’une d’elles, voûtée d’arcades, porte l’écusson de Saint-Jean de Jérusalem. Autrefois (avant Napoléon), on arrivait bel et bien au bourg par des “ échelles ” qui étaient des escaliers taillés dans la falaise calcaire dressée au-dessus de la plaine du Guiers.
     La sortie la plus pittoresque des Echelles est évidemment celle qui passe par les gorges du Guiers-Vif, dites “ du Frou ”. À l’endroit le plus spectaculaire, là où les automobilistes arrêtent la voiture pour contempler l’abîme, de cet endroit part la route de la Ruchère au pourcentage un peu décourageant. Le village est devenu une petite station de ski. Deux kilomètres après, la route devient un sentier qui franchit le col de la Ruchère (1400 m). C’est un “ muletier ” facile qui aboutit au Couvent de la Grande Chartreuse en passant par N.D. de Casalibus, bâtie sur l’emplacement du monastère primitif détruit par une avalanche en 1132.
     En continuant les gorges, on passe sous les ruines romantiques du Château du Gouvernement, et l’on arrive à Saint-Pierre d’Entremont, séduisant village savoyard bien pourvu d’hôtels simples et propres. Le Guiers continue au-delà et jaillit de la grande falaise qui ferme le cirque de Saint-Même. Chaque fois que je le contemple, je me remémore la descente épique depuis l’Aup du Seuil par les “ Sangles ”, ces étroites corniches naturelles que l’on ne devine même pas d’en bas.
     Au-dessus de Saint-Pierre d’Entremont s’élève le col du Cucheron (1139 m), autre quintessence de Chartreuse. Tous les villages sentent le sapin de la scierie : Chenevey, les Vassaux, Saint-Philibert. Le dernier avant le col, Planolet, est une petite station de sports d’hiver. Au col ol y a un hôtel-restaurant assez recherché, puis c’est la courte et rapide descente sur Saint-Pierre de Chartreuse (880 m).
     Saint-Pierre est vraiment le cœur de la Chartreuse. Il y a des bourgs plus importants, mais sur la périphérie. C’est aussi la seule station de ski importante. Mais on y travaille davantage l’été. C’est plein de petits hôtels et de pensions. Dans tous les hameaux on trouve des maisons à louer pour les familles.
     La route la plus célèbre de Chartreuse est celle qui emprunte les Gorges du Guiers-Mort, dite route du Désert (le mot Désert désignant le site du Couvent). Elle a été ouverte par les Chartreux dès 1520, et très améliorée depuis évidemment. Les gorges profondes qu’elle traverse, avec leurs chaos de rochers couronnés de sapins, ont forts impressionné les voyageurs d’autrefois, surtout le passage de Fourvoirie dit l’entrée du Désert. On a fait plus sensationnel depuis. D’ailleurs, pour moi qui n’aime les gorges que dépouillées de végétation, il y a bien d’autres routes de Chartreuse que je préfère.
     En descendant les gorges depuis Saint-Pierre, on rencontre à droite la route de la Correrie. C’était la résidence du père procureur de la Chartreuse. C’est aujourd’hui un musée très intéressant sur la vie et l’historique du Couvent. Il est indispensable de le voir, la visite du Couvent étant interdite. De la Correrie on rejoint la route du Désert, on traverse plusieurs tunnels et l’on arrive au curieux pic de l’Oeillette, puis au célèbre Pont Saint-Bruno avec sa vue sur les gorges où la végétation s’accroche partout. À proximité on peut suivre l’ancien chemin des Chartreux jusqu’aux Pont Naturel et au site de la perte du Guiers.
     Fourvoirie marque la fin des gorges. C’était là qu’autrefois se fabriquait la fameuse liqueur de la Grande Chartreuse. Mais depuis le glissement de terrain de 1935 qui a détruit l’ancienne distillerie, la liqueur se fabrique à Voiron. Fourvoirie, c’est aussi le point de départ du col de la Charmette. On pourrait, bien sûr rejoindre Grenoble par Saint-Laurent du Pont et la Placette. C’est encore la Chartreuse, mais une “ petite ” Chartreuse en quelque sorte, aimable certes, mais moins captivante que la “ vraie ”. À une exception près pourtant : le château de Saint-Julien de Ratz devenu, je crois, une maison de repos de la sécurité sociale. J’y allais parfois, du temps de son abandon. Avec son étang, ses statues parmi les feuilles mortes, il m’enchantait et me rappelait, au gré de mon humeur, un jardin pour Fêtes Galantes ou le mystérieux “ Domaine ” du Grand Maulnes...
     Donc, laissant à droite Saint-Laurent du Pont, le gros bourg si animé, on s’engagera sur la petite route forestière de la Charmette. Elle est très dure, mais peu fréquentée, dominant de haut la vallée du Guiers-Mort. Elle passe devant l’ancienne Chartreuse de Currière (858 m) qui fut une maison de repos pour les religieux malades. Devenue colonie de vacances, elle n’a gardé de vestiges anciens que le linteau d’une vieille porte dans les sous-sols (1284). On traverse ensuite le dangereux tunnel des Agneaux, puis à la cote 1004 on remarquera l’amorce du sentier du Pas des Sangles où nous reviendrons. Le col est à 1277 mètres d’altitude, et le chalet-hôtel à 150 mètres, dans une ravissante clairière cernée par les beaux sapins.
     Les dernières transformations du chalet ont un peu atténué soj côté “ opéra comique ” champêtre si plein de fraîcheur. Tel qu’il était, il ressemblait à un décor pour le “ Devin du Village ”. Il n’en reste pas moins le lieu rêvé pour l’étape d’un cyclotouriste.
     La descente sur le versant Sud cumule tous les charmes verdoyants des Alpes du Nord, tout au moins jusqu’à Proveysieux. Mais ce serait quitter trop vite la Chartreuse profonde. Aussi vaut-il mieux revenir à la bifurcation du Pas des Sangles. C’est un “muletier” court et facile, et il offre un belvédère merveilleux sur les profonds abîmes du Guiers. Le sentier devient par endroits une corniche dans la muraille rocheuse, mais élargie et non vertigineuse, puis il débouche sur les prairies d’émeraude de Malamille et Valombré. Ah les jolis noms ! Je crois que c’est leur délicieuse musique qui m’a incité à faire la traversée.
     Quand on a rejoint la route du désert, on est presque au pied du col de Porte. C’est le dernier de ce Tour de Chartreuse, le plus haut également (1326 m), dominé par le point culminant du Massif (Chamechaude 2097 m). Mais il y aura encore quelques zigzags avant de retrouver Grenoble.
     Le premier est le charmant vallon de Perquelin fermé par un cirque verdoyant où trône la Dent de Crolles. Le deuxième consistera à monter au riant village de Saint-Hugues. Son église a une décoration en partie moderne remarquable, et son clocher semble rivaliser avec l’élégante silhouette de Chamechaude qui se dresse au loin. De ce village, on peut rejoindre le col du Coq et s’amuser à couper le grand détour de la route en suivant l’ancien sentier au-dessus de Brévadière.
     La route du col de Porte traverse la grande forêt de résineux, entrecoupée de jolies clairières avec des pensions où l’on aimerait s’arrêter. La plus lumineuse de ces clairières a perdu son caractère depuis qu’on y édifié une grande colonie de vacances avec des parkings. Ce charme évanoui était celui d’une sérénité incomparable, presque mythique... Le col géographique est à cent mètres à droite de la grande route, à côté du principal hôtel. On y a une vue inattendue sur le Mt Aiguille. C’est encore un site “ chartreusissime ”. Durant la canicule, les foules citadines viennent y respirer la fraîcheur alpestre ou pique-niquer sur le gazon. Au-delà de l’hôtel, la route continue à l’Ouest jusqu’au plateau du Charmant-Som (1660 m). On est alors en plein alpage au-dessus de la forêt, et l’on aperçoit des sommets à l’infini. Si l’on monte au Charmant-Som lui-même (à pied en quarante minutes), on voit en plus le Couvent tapi dans un creux, mille mètres plus bas que le Grand-Som.
     À la descente on remarquera à droite à deux kilomètres du col, une clairière où s’élève un petit hôtel. Je m’y suis souvent arrêté, tellement je goûtais sa fraîcheur reposante. Un peu plus loin se détache à l’Ouest la petite route de Sarcenas et de Clémentières qui pourrait mener à Grenoble. Mais la grande route, malgré son trafic, est encore la plus belle. Elle traverse le Sappey (1000 m), vaste amas de chalets dans de vertes prairies encerclées par la forêt. À la sortie du village, il faudra prendre à gauche une étroite route forestière qui grimpe durement pendant quatre kilomètres jusqu’au fort du Saint-Eynard (1320 m). C’est un ouvrage militaire abandonné qui couronne la montagne de ce nom. Du haut des falaises à pic sur la vallée de l’Isère, on découvre un des plus prestigieux panoramas du Dauphiné : le Mont-Blanc, le Pelvoux, l’Obiou et le Trièves, le Mt Aiguille et tout le Vercors.
     Après avoir regagné la grande route, on arrive promptement au col de Vence (770 m). On quitte la fraîcheur des Alpes du Nord pour entrer dans la zone la plus protégée : le vent du Nord est arrêté par les escarpements du Saint-Eynard, et les villages d’en bas cultivent la vigne. Je connais tous les virages de la route, et notamment celui où Bernard Hinault fit une chute spectaculaire dans un “ critérium du Dauphiné ”.
     À partir de Corenc, on peut laisser la grande route et s’égailler dans les petits chemins qui serpentent parmi les vergers et les vignes, desservant une multitude de résidences bien abritées. On verra le Château de Bouquéron qui accueillit Louis XI et d’Alembert, Meylan et la maison où Berlioz enfant passait ses vacances, Biviers...Des châteaux s’élèvent sur les pentes du Saint-Eynard jusqu’aux portes de Grenoble. C’est presque la Riviéra après la fraîcheur salubre de l’altitude. .