Commission Culture et Patrimoine de la Fédération Française de Cyclotourisme

Collection "MÉMOIRE LITTÉRAIRE DU CYCLOTOURISME" - Opus 4
Version numérique

Paul CURTET - Par les routes et les chemins...

photo de la Dent de Crolles
La Dent de Crolles
© B.Chanas


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8 - PETITES ROCHES ET BALCONS DE CHARTREUSE
(1969)

    J’ai appris depuis peu le pourquoi de l’appellation «Petites Roches». C’est en lisant l’ouvrage de Mr le Dr. Guirimand : «Si les Petites Roches m’étaient contées». La Petite Roche est donc la première marche de l’escalier qui, de la vallée de l’Isère, mène d’abord au plateau de Saint-Hilaire du Touvet. Il y a d’ailleurs plusieurs Petites Roches, séparées par les cassures des torrents. Et au-dessus règne la Grande Roche qui n’est autre que la Dent de Crolles. C’est la deuxième marche de ce perron gigantesque qui aboutit finalement en plein ciel. Huit cent mètres pour la première marche et mille mètres pour la seconde, cela fait deux jolis bonds!
     On sait que la route de Saint-Pancrasse commence aux Eymes. Jusque là on était en pleine banlieue résidentielle où presque partout, les résidences secondaires ont remplacé les vieilles maisons de vignerons aux murs verdis de sulfate. Dès que l’on quitte la vallée de l’Isère, l’agitation de la Nationale cesse. Passée la zone des vignes, la route est à peu près continuellement en corniche. Un tunnel a malheureusement remplacé le magnifique passage en encorbellement, trop souvent éboulé, mais infiniment plus pittoresque, et d’ailleurs toujours visible à droite du tunnel.
     Un peu avant Saint-Pancrasse s’élève la nouvelle route du col du Coq. On a crée là- haut une station d’hiver et d’été qui commence à être connue. À «La Bergerie» on ignore volontairement l’éclairage électrique. C’est un habert véritable. Sur une table rustique, j’ai remarqué à un angle une sorte de couronne sculptée : c’est l’endroit qui recevait la lampe à huile. À côté un berger avait gravé son nom avec une date.
     Alentour, des chalets commencent à s’élever. Le Col des Ayes et la grande paroi de la Dent de Crolles sont à côté. Tout cela est extrêmement séduisant. Au-delà de La Bergerie, la route continue vers Saint-Hugues de Chartreuse, mais elle est beaucoup moins bonne. Aussi vaut-il mieux revenir à Saint-Pancrasse. Là, on est à l’extrémité sud du Plateau. On y trouve encore les vieilles maisons carrées de Chartreuse aux toits d’ardoises à quatre versants. Bien peu ont gardé la toiture d’essendoles. Par contre, un peu partout, et surtout en direction du Col du Coq, des chalets neufs ont poussé.
     À Saint-Hilaire du Touvet, on ne retrouve plus les antiques maisons. Elles ont disparu, remplacées par les sanas, les villas, ou bien on les devine encore, sous la couche de peinture claire, fardées et occupées par des «étrangers».
     C’est de suite après la gare d’arrivée du funiculaire (toujours en service) que l’on aperçoit le Mont-Blanc. Il se montre brusquement dans l’axe de la route, tandis qu’à droite on croirait toucher du doigt les sommets de Belledone. C’est le plus beau passage du Balcon de Chartreuse. Il s’étale en fait entre Saint-Pancrasse et Saint-Bernard sur sept kilomètres, à sept ou huit cents mètres au dessus de la vallée de l’Isère que l’on devine seulement. Et c’est je crois, ce petit détail, joint à la pureté de l’air, qui provoque cette euphorie que j’éprouve toujours sur les hauts plateaux. Si l’on veut voir la vallée, il faut aller au bord du plateau, au Bec Margain, par exemple, à trois cents mètres de la route.
     À Saint-Bernard, la «Grande Roche» s’abaisse. Elle est devenue une paroi grise envahie par la végétation. On peut la traverser à l’Aup du Seuil, qui est une brèche très étroite à 1830 m. d’altitude. On y a une vue extraordinaire sur Belledone, le Mont-Blanc, les Grandes Rousses et la Vanoise. Au voisinage, il y a en plus une inscription romaine, mais je l’ignorais lorsque j’y passai le 14 octobre 1945 en compagnie de quelques amis. Ce fut une équipée un peu folle, car nous étions affublés de bicyclettes en guise d’équipement de montagne. La montée, par un sangle assez large, ne fut pas le plus difficile. Après le col, il y a une zone d’alpages qui parait singulièrement reposante. Au- delà du habert de Marcieu, nous décidâmes présomptueusement d’aller à Saint-Même par le Pas de la Mort. Mais j’ai déjà raconté tout cela. Disons que je suis enchanté d’avoir fait cette randonnée, mais que je serais bien en peine de la recommencer.
     Revenons à Saint-Bernard. Au lieu de descendre à La Terrasse il faut continuer le Balcon de Chartreuse et monter vers Saint-Michel qui est devenu une petite station de ski. Par endroits, la route, en fin d’été, est jonchée de petites poires grises qu’il faut disputer aux abeilles. Les maisons de montagnards l’emportent sur les chalets de citadins. La route entre ensuite en forêt et la vue devient moins belle. Après le Col de Marcieu (1100 m), on descend sur la très petite commune de Ste Marie du Mont pour remonter vers un nouveau col. Ce passage, je l’avais déjà traversé deux fois, vélo à la main, avant la construction de la route. Je l’ai à peine reconnu, tellement la présence de la route change les premiers plans.
     On traverse ensuite quelques villages : Saint-Georges, Saint-Marcel d’en Haut et, comme on a quitté la forêt, la vue redevient de toute beauté : Mont-Blanc, Massif des Sept-Laux, vallée de l’Isère. Enfin voici Bellecombe à l’aspect nettement savoyard, avec les ruines pittoresques de son château. À côté de l’église datée de 1680, il y a un beau belvédère.
     On arrive dans la zone des vignes, et l’on passe même devant un joli chalet de dégustation de vin des Abymes. Cela me rappelle une rencontre fort sympathique faite dans ces parages. Passant avec des amis nous fûmes hélés par un personnage à la figure illuminée de joie qui brandissait une gourde rustique. C’était le facteur du pays qui tenait à nous faire goûter de son vin blanc, lequel n’était d’ailleurs pas une fastueuse appellation contrôlée. Le brave homme était, certes, un peu éméché, mais si l’on songe que nous étions alors en période de restriction aiguës, cela n’enlève rien à l’élan de son cœur. C’était l’amour du petit vin blanc et de son prochain qui se lisait sur son visage hilare et bonhomme.
     À Chapareillan, on est en pays bien connu, et pourtant, à l’écart de la nationale, la région des Abymes a de charmantes petites routes dans les collines savoyardes, de jolis villages vignerons comme Saint-André, Myans, Apremont, Saint-Baldoph. Entre Apremont, Chignin et les Marches, il y a comme une quintessence du paysage savoyard, avec des ruines éparses dans les vignes qui ressemblant aux «fabriques» d’un grand parc naturel. Je crois que l’on ne regrettera pas de s’attarder dans un tel pays, à la fois harmonieux et pittoresque.
     Si l’on rentre à Grenoble par la rive droite de l’Isère, il ne faudra pas oublier, à Meylan, de jeter un coup d’œil à la maison où Berlioz, enfant, passait ses vacances chez son grand-père maternel. Elle est au hameau de la Ville. C’est une maison grise, à la vieille porte en bois garnie de gros clous. On peut la visiter, de même que l’autre maison de Berlioz qui est en réalité celle d’Estelle, la Stella Montis du grand musicien. On sait que l’enfant sensible (il avait douze ans) fut ébloui par la grande jeune fille de dix-huit ans, et que cela dura toute sa vie. La «Maison d’Estelle» est la plus haute du hameau des Villaux, toujours à Meylan.
     Cette petite digression faite à l’intention des âmes sensibles, comme dirait Stendhal, il ne reste plus que cinq à six kilomètres pour rentrer à Grenoble. .