Commission Culture et Patrimoine de la Fédération Française de Cyclotourisme

COLLECTION "MÉMOIRE LITTÉRAIRE DU CYCLOTOURISME" - Opus 4<
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Paul CURTET - Par les routes et les chemins...

COMMENT JE SUIS DEVENU CYCLOTOURISTE
1917 - 1967

     Tout a commencé avec le vélo du Certificat d’Études, et cela nous ramène au beau milieu de la guerre de 1914. C’était une machine d’occasion, à une vitesse naturellement. Le marchand, un réfugié du Nord, homme fort peu lettré, avait écrit au bas de la facture : “payé content”, ce qui semblait indiquer qu’il était aussi satisfait que moi.
     Mon frère avait aussi un vélo, que je considérais avec dédain, pour des raisons de pure apparence. Toutefois, ce misérable clou avait une vertu inexplicable : il “roulait” mieux dans les côtes. Aussi m’arrivait-il de l’emprunter malgré mon mépris. Vous avez compris sans peine que le vélo de mon frère avait un développement sensiblement plus faible que le mien. Mais à l’époque, je n’étais pas au courant de ces histoires de rapports de pignons et j’attribuais toutes les qualités d’un vélo aux seuls roulements à billes, ce qui était alors le cheval de bataille des vendeurs.
     Ma première sortie importante fut une sorte de mission. Il s’agissait de “semer” un gros chien de berger qui s’était réfugié chez nous, et dont nous ne savions que faire. Je suis parti avec un camarade qui s’installa sur le cadre de ma machine, et nous primes la route de Sassenage, le chien derrière nous. Malgré mes efforts l’animal tint bon. Je persistais quand même. Mon plan était de monter jusqu’à Engins, montée que nous ferions à pied, bien entendu. Mais ensuite, à la descente, il nous serait facile de lâcher le brave “labri”. Le plan parut réussir. Je passe sur la folle imprudence qu’il y avait à descendre à deux sur un vélo muni d’un seul frein, et surtout sur une route dont la pente atteignait parfois 10%, route au surplus creusée de larges ornières comme l’étaient les routes de montagne de l’époque !! En tout cas le chien n’était plus là au retour à Grenoble. Disons, entre parenthèses, qu’on le revit le lendemain. Mais ceci est une autre histoire.
     Une autre découverte eut aussi pour cadre le Vercors. Un jour de grandes vacances, poussé par le démon de l’aventure, je me hasardai jusqu’au plateau de Saint-Nizier qui domine Grenoble de près de 1000 mètres. En ce temps-là (ce devait être en 1919 ou 1920), les rails du tramway de Villard-de-Lans étaient posés, bien que la ligne ne fût pas en exploitation. Ces rails me fascinaient.
     Ils symbolisaient pour moi la pénétration dans l’inconnu. Au sommet du village, au moment où la pente change de sens, où l’on va descendre sur Lans, en dépit de l’attirance mystérieuse du ruban d’acier, je rebroussai chemin, et rentrai sagement au bercail. De ce jour date l’attrait inexplicable qu’exercent sur moi les chemins de fer de montagne. Et surtout le goût des vastes horizons que l’on découvre des hauts plateaux et qui font trouver si décevantes les vues que nous ménagent les accidents de terrain des routes de vallées (ceux-ci ont cependant l’avantage de nous inciter à toujours continuer, dans l’espoir de découvrir enfin le “monde nouveau”).
     Après ces premiers essais, prometteurs somme toute, mais sans doute trop solitaire, il y eut une pause au profit de randonnées à pied en petits groupes, et généralement sur la route, retenez-le bien. Nous marchions toute la nuit, avec un long arrêt autour d’un feu de bois. Notre objectif était tantôt la Salette, tantôt la Grande-Chartreuse. La Chartreuse surtout m’enchantait, grâce aux noms si poétiques de ses sites : Malamille, Valombré, Chartrousette, la Ruchère..., et aussi à cause de la bonne odeur de sapin que dégageaient les petites scieries artisanales, si nombreuses alors. Je me souviens que lorsque nous arrivions à l’admirable clairière qui se trouve entre le col de Porte et Saint-Pierre-de-Chartreuse, nous entonnions le chœur des Pèlerins de Tannhaüser, et cela me semblait merveilleusement approprié à la sérénité du lieu, ce lieu où depuis ont poussé les colonies de vacances et les innombrables pique-niqueurs.
     Après vint le retour au vélo, avec l’achat d’une nouvelle machine, neuve celle-là, mais toujours munie d’un seul développement. Nous étions trois ou quatre camarades à nous lancer sur les routes du dimanche (un seul de la bande, Gustave Darchieux, connaissait la rétro et était nettement plus calé sur le plan technique). L’ignorance et l’impréparation nous causèrent bien des déceptions. Plus d’une fin de balade se termina en déroute. Je pense surtout à un certain retour du Pont-de-Brion par le col de Fau qui fut une véritable bérézina.
     Il y eut également un projet mirifique : prendre le train jusqu’au col de la Croix- Haute, et de là nous laisser glisser jusqu’à Nice. Renseignements pris, il se trouva que c’était beaucoup moins facile que nous l’avions imaginé, et il fallut renoncer.
     La carte Michelin nous devînt alors précieuse pour un temps, parce que celle de l’époque indiquait au moyen d’un simple chevron les pentes ne dépassant pas 4%. Mais nous eûmes vite fait le tour des routes à un chevron. C’était l’impasse. Il ne restait plus qu’à raccrocher.
     Enfin le dérailleur vint. La révélation prit la forme d’un cyclotouriste étranger à la région - stéphanois je crois - que nous vîmes monter la côte de Brié sans paraître souffrir le moins du monde. Moulinant une «six vitesses Chemineau», sa facilité nous laissa pantois. Aussi l’adoption du dérailleur fut-elle immédiate, et avec lui commença le véritable cyclotourisme.
     L’année suivante (1925), je fis mon premier voyage à bicyclette: une semaine en Haute Savoie et Jura en compagnie d’un camarade. Je poussai même jusqu’à Genève où l’on me prit pour un globe-trotter. En 1926 ce fut un véritable voyage international: Venise et les Dolomites, avec un autre ami qui devait m’accompagner longtemps sur les routes.
     Ce cyclotourisme-là était cependant assez loin de la pure contemplation. Outre le besoin de se dépenser, propre à la jeunesse, il y avait une bonne part de gloriole: celle de franchir les frontières à la manière des grands voyageurs internationaux (ce n’était pas tellement fréquent à l’époque); celle aussi d’escalader les grands cols. Sur ce dernier point, il faut voir l’influence de l’imagerie du Tour de France et de ses grands thèmes: le Galibier géant, l’Izoard, le Tourmalet, etc...
     Il faut d’ailleurs reconnaître que les cols fournissent l’aliment principal à la mystique cyclotouriste. Précisons bien : Les grands cols, les seuls vrais, ceux dont les lacets se déploient bien au-dessus des derniers villages et des dernières forêts. On a monté trente kilomètres et parfois plus, on roule lentement dans la paix des alpages, et l’on aperçoit enfin le dernier poteau du téléphone dont le sommet émerge tout juste, tandis que la base est déjà plongée dans la descente. Quelle joie !!!
     Pendant longtemps donc, mon objectif a été de voir les sites célèbres, surtout les plus éclatants du bassin méditerranéen, et d’accumuler les traversées des grands cols. Plus tard, tout cela s’est épuré. Le goût des monuments et des paysages plus discrets est venu. Il y a eu d’autres révélations, par exemple la Bretagne avec ses maisons de granit aux robustes cheminées, ses rivages bruissants de houle, les sons aigres et bouleversants de la cornemuse.
     Je dois mettre à part “Pâques en Provence”. La sortie de Pâques, pour moi, c’était un peu la Randonnée Inachevée, inachevée non parce que je n’atteignais pas le but, mais parce que je n’arrivais jamais à voir tout ce qui s’offrait de façon fugitive au cours de ces randonnées échevelées : villages perchés aperçus au loin, châteaux, églises que je m’étais bien promis de visiter. L’impression dominante était le mistral et la course des nuages qui s’effilochaient sous le souffle irrésistible. La nuit, les étoiles me paraissaient beaucoup plus brillantes que mon Dauphiné. Je me rappelle être arrivé plus d’une fois à l’étape par un temps encore douteux. J’étais réveillé le lendemain par un vacarme de volets claquant contre les murs et le sifflement du vent. Inquiet et imaginant un orage terrible, j’ouvrais les volets et j’apercevais avec joie un ciel brillant où ne subsistaient que des lambeaux de nuages.
     C’était cela la Randonnée Inachevée. Et toutes ces merveilles que j’étais obligé de laisser de côté avec un regret parfois poignant, j’ai fini par les voir au fil des années, mais pas toutes: il en reste encore après trente ou quarante ans !
     J’ai connu aussi pendant les années trente un engouement pour le camping, celui qu’actuellement on appelle “sauvage”. J’en ai le meilleur souvenir, comme de la bonne odeur de foin que gardait longtemps le tapis de sol. Mais à présent, toutes questions de confort mises à part, je préfère le contact humain de la petite auberge de campagne.
     On aura peut-être remarqué que je me suis attardé à décrire les vélos successifs (assez nombreux) que j’ai eus. À dire vrai, et à l’encontre de tant de cyclotouristes, je ne me suis jamais vraiment passionné pour la question, ce qui ne m’empêchait pas d’adopter les nouveautés intéressantes.
     Aujourd’hui, je considère comme inépuisable ce qu’il me reste à connaître, bien mieux qu’il y a trente ans par exemple. À cette époque je me jetais à corps perdu dans les cols muletiers (et je m’en félicite mille fois), croyant avoir tout vu des routes intéressantes (c’est à dire celles de montagne et du littoral méditerranéen).
     Le sensationnel ne m’est plus indispensable. Il me suffit souvent d’une petite route solitaire, à la condition qu’il fasse beau, d’un rivage même plat et sans soleil, pourvu que la mer soit un peu grosse, d’une abside romane, d’un chapiteau historié, de certains bruits de l’été (celui si discordant de la faux qu’on aiguise m’émeut toujours).
     J’ai tout de même des préférences marquées : les landes de Haute-Provence, les grands alpages au vent salubre, avec leurs oratoires et leurs fonds de glaciers ; ou encore une abbatiale et son message de pierre, un beau château précédé de son immense pelouse verte...
     Pour illustrer mes goûts actuels, je ne saurais mieux faire que raconter la découverte que je fis, en 1961, du prieuré romano-gothique de Grandmont, près de Lodève. Sur le petit chemin qui y conduisait, les interdictions de visiter se multipliaient, de plus en plus impératives. Je m’obstinais quand même. J’arrivais enfin au prieuré qui est maintenant une exploitation agricole. La torpeur de midi fut ma complice. Il n’y avait pas âme qui vive. Je redoutais surtout les chiens et, qui sait, le fusil du propriétaire. Ouvrant avec précaution une porte, j’entrai dans ce qui fut l’église, restée belle malgré sa transformation en remise. Une autre porte latérale me donna accès à un charmant petit cloître du XIIe siècle absolument intact. Ravi au-delà de toute expression, je me retirai sur la pointe des pieds... et sans incident. Le plaisir que j’eus de cette modeste trouvaille me paraît un symbole : je crois bien que je ne suis pas prêt de “raccrocher“ par manque d’intérêt pour ce qui m’entoure.
    
Paul CURTET .